Tribune d’Opinion
jeudi 10 décembre 2020, Rennes
UN USAGE DU MONDE
Pour une université populaire des savoirs et des faire, de l’être à l’être.
En tant que CCN, le cœur de notre activité nous amène à être à la fois lieu / maison d’artistes et producteur / compagnie.
Ainsi, depuis le printemps dernier, nous jonglons tant que faire se peut sur ces deux terrains de jeu pour maintenir vivant et dynamique un écosystème circulaire ancré avant tout sur la production artistique et le renouvellement des modalités d’accompagnement.
Comme beaucoup, nous avons maintenu un dialogue quasi-permanent avec les partenaires, publics, artistes, équipes. Nous avons ouvert tout l’été et fait en sorte de reporter lemaximum de dates quitte à démultiplier le nombre de représentations. Nous avons lancé rapidement de nouvelles invitations aux gens, accompagné financièrement les équipes enfragilité, tenu nos engagements en payant les cessions / annulations, généré de l’activité pour encourager la reprise, créé d’autres espaces pour la pratique.
Comme nombre d’entre nous, nous avons accepté – non sans résistance – l’idée de passer des tests pour rentrer dans un théâtre ou traverser une frontière, tenu l’actualité selon la fluctuation du vert au rouge, adapté les horaires en fonction des annonces, fait des stocks degel, organisé la distanciation du vivant, la circulation masquée et la fin annoncée de la convivialité…
Jusqu’à.
Ce maintenant particulier qui nous a conduit à acter que la saison telle qu’imaginée n’aurait pas lieu…
Tandis que nous pouvons constater que le confinement V2 n’a malheureusement tiré que peu d’enseignements de sa V1 (malgré un semblant de prise de conscience auprintemps), le mécanisme à l’œuvre laisse, lui, entrevoir une reprise plus que dégradée, suivie d’un couvre-feu illimité, lui-même soumis à une éventuelle 3ème vague (puis d’une 4ème voire d’une 5ème).
Pourtant, on continue d’agir comme si, certains que ce n’est qu’une affaire de quelques semaines et que le politique nous dira quoi faire (et comment le faire).
On fait. On défait. On refait. Pour redéfaire. Pour ne plus rien faire qu’attendre de savoir si on pourra jouer demain, qui dans nos équipes sera un éventuel cas suspicieux / douteux, quelle compagnie sera impactée ou quel lieu / festival sera le prochain cluster. Des tournées entières sautent, tout le monde est le cas contact du cas contact du contact du cas, et même si les résidences peuvent se poursuivre, de plus en plus de productions se retrouvent fragilisées.
La pensée devient calculante pendant que la perte de sens s’ancre dans leséquipes, intermittents comme permanents, au quotidien…
Si ce n’est que le politique, en tant que corps collectif, c’est nous.
A ce titre – et sans avoir à faire état de nos situations / différences / missions / statuts – il nous revient, peut-être, de prendre notre part de responsabilités face à cette situation qui, au-delà de sa probable durée ou de ses évolutions, polarise de trop la réflexion sur son irisation conjoncturelle sans interroger outre mesure un contexte structurel déjà bien abimé au demeurant.
Pour, qu’une fois dissipés le climat anxiogène et le déni collectif dans lequel nous baignons actuellement, nous puissions nous affranchir des mécanismes à l’œuvre – de ceux qui cloisonnent les modalités d’action par défaut à la « logique projet » ou à un rapport binaire scène / salle, publics / artistes, vente / achat. Et être en mesure de proposer collectivement non pas des préconisations, non pas des chiffres, non pas un état des lieux, mais une dynamique d’action partagée et partageable ; une utopie tangible, qui dépasse les distinctions disciplinaires et l’opposition séparant théorie et pratique, au nom de ce secteur public que nous défendons toutes et tous, au service de toutes et tous.
Donc.
Parce qu’aujourd’hui, il n’y a pas de solution idéale. On fait comme on peut avec ce qu’on peut (et qui veut). Rien ne tient vraiment. L’avant n’a pas plus de prise dans le maintenant. C’est un glissement permanent dont il est difficile de connaitre les répercussions.
Si ce n’est se dire, qu’en tout circonstance, aussi imparfaites soient les situations et les décisions qui en découlent, quelque chose est possible, de surcroit si inscrit dans un champ d’action / réaction qui ne contente pas juste d’écorcher la surface plate et sans aspérité de la société sous-vide qu’on nous propose comme palliatif collectif dans un demain peu joyeux.
C’est ce possible qui nous met au travail au CCN, équipe comme direction.
Peut-être que.
Possiblement. Nous pourrions essayer, non pas de nous réinventer mais, plutôt, de renverser nos manières de penser en acceptant de remplacer l’arrogance de nos certitudes par la reconnaissance de notre ignorance.
Éventuellement. Nous pourrions tenter de détendre le temps et proposer une pensée en action, ancrée dans le vécu, pour s’essayer, ensemble, à déjouer – voire détourner – les logiques sémantiques et schémas existants.
Potentiellement. Nous pourrions douter de nos habitudes et acquis afin de déployer, par l’usage, la mise en partage d’expériences communes et individuelles qui laisseraient envisager une déviation heureuse où l’être prévaut sur l’avoir, la coopération sur la concurrence, le relationnel sur le consumérisme, le partage sur l’accumulation.
Probablement. Nous pourrions activer la fabrication de sens en dehors de toute contrainte quantitative afin de se hasarder vers d’autres modalités de retrouvailles et de faire propices àl’intelligence collective et à l’équité. Qu’en somme, par l’essai et l’erreur, nous puissions défier ensemble – et joyeusement – ce moment particulier qui appelle à provoquer de l’espace et du silence, préalables essentiels à l’élaboration d’un nouvel imaginaire, d’un désir volontaire et d’un commun riche de ses divergences.
Bref.
Rêver un peu.
Imaginer beaucoup.
Et faire ensemble.
Le Collectif FAIR-E
Bouside Ait Atmane, Iffra Dia, Johanna Faye, Céline Gallet, Linda Hayford, Saïdo Lehlouh, Marion Poupinet, Ousmane Sy
Dans cette dynamique, le collectif FAIR-E a associé à cette réflexion l’équipe du CCN et les artistes accompagnés afin que les pistes de réflexion posées soient partagées et enrichies de possibles et des regards différents, puis ouvertes progressivement à d’autres contributions.